A partager 28 janvier
En ce début d’étrange année tout se passe ici comme si les difficultés, les douleurs, les empêchements et les entraves, les incertitudes suscitaient une sorte d’acharnement. A inventer, à découvrir et à se réjouir. Ce n’est assurément pas une raison pour se dire que « tout va bien ».
Mais c’est amplement suffisant pour accueillir et recueillir de bons et heureux moments. A partager.
Denis Badault & Antoinette Trio : « Rhizomes »
C’est assurément ici la rencontre de musiciens enracinés. Non pas qu’il soient d’un clocher quelconque, d’une musique et d’une seule, mais parce qu’ils vivent tous, et chacun avec les autres, en symbiose toujours, dans leurs créations et dans leur art, dans leurs inventions, parce que celles-ci se nourrissent de la réalité, de la terre, de l’humus fertile dont elle est faite.
Le pianiste Denis Badault, chef d’orchestre, compositeur, inventeur, transmetteur, a rencontré les membres de l’Antoinette Trio (Julie Audoin, fl – Arnaud Rouanet, cl, voix et Tony Leite, g, voix). Ensemble ils ont rencontré eux-mêmes un autre musicien, pianiste, guitariste, compositeur, le Brésilien Egberto Gismonti et avec « Rhizomes » (Compagnie 3×2+1), nourris des compositions de ce dernier, ils ont alors inventé comme un nouveau souffle.
Souvenons-nous qu’Egberto Gismonti qui fut l’un des musiciens phares du label ECM dans les années 80 est avant tout un compositeur, formé à l’école de Nadia Boulanger et de la musique française du XX° siècle en même temps qu’il fut un inlassable briseur de frontières.
C’est dire que la tâche de « Rhizomes » est importante quand il s’agit de remettre ce grand artiste au premier plan et ardue sans doute, non pour la restituer, mais pour la faire vivre dans toutes ses dimensions souvent complexes, une complexité qui en fait précisément toute la beauté.
C’est un thème intitulé « Frevo » qui ouvre cet enregistrement (impeccablement réalisé) et nous place avec la flûte de Julie Audoin en introduction, immédiatement, au cœur, non pas d’une musique parmi d’autres, mais de ce que l’on pourrait appeler sans prétention aucune, « une grande musique ».
Denis Badault y déploie de bout en bout, non seulement son art du clavier, ses articulations de lumière, la densité de ses propos, mais aussi la puissance de ses inventions. La guitare de Tony Leite ne cherche pas à dupliquer celle de Gismonti mais elle est, tour à tour prépondérante, explicite, parfois plus discrète. Julie Audoin marque ici le point décisif de la musique de ce disque : la flûte accorde des clartés inouïes et trouve une place, explicitement centrale parfois, mais toujours essentielle. Rare exploit pour cet instrument, surtout quand la conception du projet musical n’est pas fondée sur elle. Quant à Arnaud Rouanet, il ne manque pas de souffle : on pourrait presque dire qu’il est partout. Certes pas pour occuper l’espace, ce n’est pas son genre. Mais il est toujours là, soit comme bassiste, soit comme celui qui « orchestre », autour duquel donc les autres planètes tournent un instant. Et comme il est sans doute l’initiateur premier de ces « Rhizomes » cela signe de sa propre invention, de sa propre signature, cette belle réussite. Collective assurément.
Naïssam Jalal & Rhythms Of Resistance : « Un autre monde »
La musique de Naïssam Jalal est, en son origine-même, faite de d’horizons et de mondes différents. Avec ce double CD on se trouve sans doute à l’acmé de ce travail, non seulement par ce que l’on pourrait distinguer comme des juxtapositions, plus souvent parce que les fils de toutes les couleurs musicales, de toutes les cultures parmi lesquelles Naïssam Jalal trouve son inspiration, sont entrelacés et qu’il serait inutile de vouloir tous les identifier. Là se trouve la richesse, inépuisable alors, de cette musicienne et de son travail.
« Un autre monde » (Les couleurs du son/L’autre distribution) c’est ce que Naïssam Jalal espère, ce qu’elle veut, ce qu’elle contribue à inventer et à bâtir en récusant tous les excès, tous les travers, sans parler des souffrances et des horreurs, du monde contemporain. D’où ce grand projet de réunir toutes sortes de musiques. Et ici, notamment, des musiques de l’Orient, diverses, multiples, avec celles qui conviennent – au moins dans leurs structures – à un orchestre symphonique. Parce que c’est en rassemblant que cet autre monde, ce nouveau monde, peut advenir, pas en en définissant un comme idéal et en essayant de le réaliser, conforme à celui-ci.
Ce sont les rapprochements qui conditionnent la possibilité-même de cet « autre monde ». La musique est ainsi conçue comme ayant le pouvoir de rapprocher et par là d’inventer et de réaliser de nouvelles conditions de vie.
C’est là une grande ambition. Mais si l’on écoute bien toutes les sonorités, toues les couleurs de cet « autre monde » comment n’aurait-on pas envie de l’habiter ?
Autour de Naïssam Jalal (composition, fl, nay, voix), on trouve l’excellent saxophoniste (ts, ss, perc) Mehdi Chaïb, Karsten Hochapfel (g, violoncelle), Damien Varaillon (b) et Arnaud Dolmen (dm). Ce « Rhythm Of Resistance » est ici associé à l’orchestre national de Bretagne placé sous la direction de Zahia Ziouani.
Sandro Zerafa : « Last Night When We Were Young »
Il faut écouter cette musique telle qu’elle est : ce qui veut dire la recueillir, l’attendre pour l’entendre, la ressentir, la vivre en soi. Il y a des musiques qui sont ainsi. Quoi qu’elles fassent, quoi que certains puissent en penser, elles portent en elles un peu plus que ce que l’on pourrait croire. Elles ne sont ni des thèmes standards (ce qu’elles peuvent être, comme c’est le cas ici, de Cole Porter à Gerswhin en passant par Jerome Kern entre autres), ni des nouveautés éclatantes. Elles portent toutes une part, parfois infime, de secrets. C’est là que gît leur richesse. Et cette part, si minime soit-elle, est leur richesse. Elle est de l’ordre du sentiment, de ce que nous pouvons éprouver au fond de nous, de la sensibilité qui n’a besoin de rien d’autre que soi pour ressentir et apercevoir la beauté, la lumière, pour dire l’amitié, l’amour, la liberté. Allez donc du côté de « Young At Heart » (ce n’est qu’un exemple dans les onze thèmes de ce beau disque) de Johnny Richards et Carolyn Leigh et vous entendrez certainement quelque chose comme ça.
Sandro Zerafa qui nous offre ce beau voyage avec cette « Last Night When We Where Young » (soit en duo avec le piano de Vincent Bourgeix, soit en trio avec le contrebassiste Yoni Zelnik et le batteur Antoine Paganotti – Label PJU) s’affirme comme un guitariste de premier plan. Parce qu’il est un très bel instrumentiste mais bien plus encore parce que c’est ce qu’il nous offre, avec des musiques toutes très belles, auxquelles il apporte plus qu’une couleur qui lui serait propre, une sorte de poésie intérieure qui fait de chacune un instant inoubliable.
Vincent Touchard & Stephen Binet : « Happy Hours »
Voici un autre disque composé de standards et qui ne prétend à rien d’autre que de leur redonner vie et vitalité. Sinon aussi, et peut-être avant tout, à nous donner envie de partager des « Happy Hours », à être heureux avec la musique, comme avec tous ceux avec qui nous la partageons et avec qui elle se partage et s’offre elle-même.
Il y a donc ici – faut-il le préciser – de beaux et clairs moments pour qui aime le jazz. Et certainement pour bien d’autres !
Aux côtés des leaders de cet enregistrement, on trouve aussi dans « Happy Hours » (Jazz Family/Socadisc) quelques invités : Sylvain Beuf, Mathieu Boré, José Fallot, Baptiste Herbin, Baptiste Morel, Duylinh Nguyen, Sidney Rodrigues, Claire Vernay.
Blazin’ Quartet : « Sleeping Beauty »
La beauté est-elle endormie ? Ou bien ne serait-ce pas plutôt que ce soit dans ce que l’on pourrait appeler le sommeil qu’il faille voir, découvrir, aimer, ce qui fait la beauté elle-même ? Davantage que dans le mouvement incessant qui se trouve en lui-même plutôt en train de brouiller les cartes, de nous tromper, sur nous-mêmes peut-être.
Peu importe sans doute. Chacun choisira, si toutefois c’est utile ou nécessaire, sa conception de la beauté, faite de clair-obscur ou bien seulement de l’éclair de la lumière.
Sans doute le batteur Srdjan Ivanovic, leader du Blazin’ quartet, compositeur, claviériste a-t-il fait son choix. La démonstration est ici éclatante. « Sleeping Beauty » est une réussite singulière (Le Coolabel/Absilone/Socadisc/avec le soutien de MoonJune Records).
Singulière parce qu’on ne peut guère lui trouver de définition univoque. Srdjan Ivanovic dit bien que sa musique est enracinée dans les Balkans, lui qui est né à Sarajevo. Mais comme il y a ici tant de chatoiements divers, multiples (y compris deux thèmes empruntés à Ennio Morricone), jamais contradictoires certes, mais toujours nouveaux, et surtout tant d’inventions, c’est d’abord pour cette raison que le voyage en « Sleeping Beauty » est aussi réussi.
Le quartet est également composé d’Andreas Plyzogopoulos (tp), Federico Casagrande (g), Mihail Ivanov (b). Magic Malik (fl) est également invité à participer au voyage. Comme chacun d’entre-nous.
Olivier Laisnay & Yantras : « Monks Of Nothingness »
Il y a dans le travail du trompettiste Olivier Laisnay une originalité et une puissance remarquables. Voici une musique qui, comme d’autres, peut bien faire penser à ceci ou à cela (assez souvent à Steve Coleman, il est vrai), mais qui, presque au même moment déroute, nous fait précisément changer de chemin, de trajectoire. Il faut dire que ce musicien est nourri de bien des choses si différentes qu’on y découvre aussi bien Olivier Messiaen que le rap ou le free jazz, les musiques électroniques et contemporaines qui sont, comme on le sait, de toutes sortes. Mais cela ne rendrait pas compte non plus de l’originalité du propos de « Monks Of Nothingness » (Onze Heures Onze). Originalité qui n’est pas plus facile à exprimer pour autant. Car les échos d’une musique, ses sources – si tant est qu’elle en ait – ne disent que si peu de ce qu’il faudrait dire. Mais comme elle, échapper au langage, surtout à celui qui prétend concevoir ou même seulement décrire, on dira une nouvelle fois qu’il serait bien dommage de passer à côté de cette nouvelle création sonore où l’on retrouve ici aussi Magic Malik (fl, voix), aux côtés de Romain Clerc-Renaud (p), Franck Vaillant (dm), Damien Varaillon (b) ainsi que le rappeur Mike Ladd sur deux morceaux.
Chris Hopinks Meets The Jazz Kangaroos : « Live ! »
Il y a une manière encore, ici avec le pianiste américain qui vit en Allemagne, Chris Hopkins. C’est à un jazz que l’on pourrait dire « classique » qu’il nous invite avec ses camarades « Jazz Kangaroos » : George Washingmachine (violon, voix), David Blenkhorn (g) et Mark Elton (b).
Cela swingue avec bonheur toujours et c’est très bien ainsi. On est emporté sans autre façon par cet enregistrement « Live ! » (Echœs Of Swing Productions). C’est exactement ce qu’il faut pour rappeler si besoin est que la vie peut nous être difficile mais qu’elle, elle est toujours heureuse. Tout ceci est très bien fait et c’est l’un de ces petits bonheurs que l’on aime réentendre.
Jonathan Orland : « Something Joyful »
On pourrait rétorquer que la transition est facile et que, par conséquent, « l’art est aisé ».
C’est bien de joie dont il est question ici. Même si cette joie prend des formes diverses, sachant que toute joie n’est pas exubérante.
C’est en tout cas ce qu’affirme lui-même l’altiste Jonathan Orland : « C’est la joie que j’ai voulu mettre en avant dans ce troisième album en tant que leader. La joie de jouer…de ressentir…de m’exprimer librement à travers mon instrument, et par-dessus tout, la joie d’être récemment devenu père ! »
Pour ce faire il s’est entouré de trois musiciens talentueux : Olivier Hutman (p), Yoni Zelnik (b) et Ariel Tessier (dm). Et ce quartet sonne en effet, non seulement à la hauteur de leur réputation mais aussi d’une façon spontanée, naturelle, simple. C’est une chance d’entendre une musique nouvelle et qui ose se réjouir de façon aussi évidente que ce beau « Something Joyful » (Steeple Chase).
Christophe Monniot & Didier Ithursarry : « Hymnes à l’amour »
Duo comme sans fin. Alors faudrait-il dire « duos » ? Peu importe car il est certain qu’ils s’entendent à merveille, Christophe Monniot (as et sopranino) et Didier Ithursarry (accordéon). Tout autant que leurs musiques sont empreintes d’une vivacité constante, d’une fougue irrépressible très souvent, d’une maîtrise intense toujours. Elles nous traversent irrésistiblement et c’est une autre façon de dire à la fois ce que l’on pourrait appeler notre plaisir et aussi leur propre dynamique, leur pertinence, surtout lorsqu’elles s’avèrent assez impertinentes pour cela, n’hésitant jamais ni devant la difficulté ni devant les audaces (nous sommes à l’évidence loin du bal musette, on s’en serait douté.)
Il est en outre remarquable que le titre de ces « Hymnes à l’amour (Emouvance/ Absilone-Socadisc) proclame ce sentiment intime, non parce qu’il s’agirait d’une indiscrétion mais au contraire parce que cette musique en provient et qu’elle ne se cache pas, qu’elle nous y entraîne. Et que c’est ici que jaillit le bonheur de toute musique. L’audace est toujours un hommage (ou un hymne) à l’amour. Surtout lorsqu’elle est portée par la musique.
Louise Jallu : « Piazzolla 2021″
Le premier enregistrement de Louise Jallu était remarquable. Celui-ci est une grande et remarquable réussite.
Si les compositions ne sont pas originales puisqu’il s’agit ici de revisiter l’art d’Astor Piazzolla, les orchestrations et interprétations le sont, l’ensemble ici constitué étant d’une remarquable cohérence et d’une parfaite maîtrise. Mais surtout, ce qui fait la force de « Piazzolla 2021″ (Klarthe Records/Pias) c’est sans aucun doute que Louise Jallu sait réunir autour d’elle tous les talents qui permettent d’atteindre un tel sommet. Et peut-être plus encore son intelligence à elle lorsqu’elle apporte à Piazzolla une dimension nouvelle, des couleurs et des émotions que l’on ne pouvait attendre.
Autour du bandonéon de Louise Jallu, il faut citer tous ceux qui ont contribué à ce travail : Mathias Lévy (vl, elec g), Marc Benham (p, fender rhodes), Alexandre Perrot (b), les « invités » Gustavo Beytelmann (p) et Médéric Collignon (bugle). Mais il faut souligner aussi que si Louise Jallu signe la direction artistique (c’est donc bien elle qui est l’âme de « Piazzolla 2021″ – hommage à l’occasion du centenaire de la naissance du musicien), elle a également écrit les arrangements et les compositions, tandis que c’est Ginon Favotti qui a créé les « sons additionnels ».
Guilhem Flouzat : « Turn The Sun To Green »
C’est à New York City que le batteur Guilhem Flouzat a composé et écrit les sept chansons qui composent ce « Turn The Sun To Green » (Shed Music/Inouïe distribution). Pour les faire interpréter par la belle, lumineuse et transparente voix d’Isabelle Sorling. Les autres musiciens qui participent à cette création sont le guitariste Ralph Lavital, le pianiste Laurent Coq et le bassiste Des White.
On peut dire « chansons » sans dire véritablement de quoi il s’agit. On pourrait en effet se tromper et ne pas attendre un style aussi propre et, finalement, plus de musique que de chanson au sens habituel. Si les paroles ont leur sens ce qui prime de toute évidence c’est la musique elle-même, la musicalité et ce qui en est à l’origine, une sensibilité et des émotions. Et pour le compositeur comme pour les interprètes une façon d’offrir leurs inventions et une part d’eux-mêmes. Ce qui fait la richesse de cet enregistrement.
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