Onze musiques pour le onzième mois 1 novembre
« Migrations 2″ par Akpé Motion
C’est le deuxième enregistrement du groupe Akpé Motion qui porte le titre de « Migrations ».
Il est vrai que ce thème, outre qu’il est malheureusement d’actualité, est propice à l’invention, à la provocation d’émotions, et à évoquer quelque chose qui se trouve aussi à l’origine même du jazz.
Sorti il y a quelques mois, il était temps qu’il en soit rendu compte ici !
On dira d’emblée qu’il s’agit de l’un des meilleurs disques qu’il nous soit donné d’entendre (pour nous) ce mois-ci. Il y a en effet beaucoup de passion et comme une intensité vibrante tout au long de cette musique, diverse cependant, d’un thème à l’autre, et aussi tout au long de ces évocations, chantées, dites.
Il n’y a pas là de prétexte facile et c’est l’engagement de chacun qui transparaît dans cet second opus (Great Winds / Muséa Records).
Le trompettiste Alain Brunet a réuni une nouvelle fois sa bande habituelle : le guitariste toujours surprenant Jean Gros, et le batteur Pascal Bouterin, jamais en peine, lui non plus d’imagination (on notera ici la présence d’une « meditation drum »). A la basse c’est Luis Manresa qui est, lui aussi, toujours là. Mais il y a cette fois l’excellente vocaliste antillaise Cathy Renoir, le rappeur Houston, le trompettiste Paul Garrett , lui aussi tout à fait remarqauble (tous les deux sont Américains), et enfin Prince Lawsha pour un thème (« Marius et Mamie ») où il intervient vocalement. Ce groupe, dans ses différentes compositions, offre des angles différents d’une même musique, d’une sorte de narration, faite de textes et d’harmonies, parfois bien différentes, toujours envoûtantes.

« Another Side » par Michele Hendricks
Si l’on aime le jazz vocal – comment ne l’aimerait-on pas ? – on adorera le disque signé Michele Hendricks et intitulé « Another Side » (Cristal Records / Sony Music).
La fille de Jon Hendricks (du fameux trio, vocal lui aussi, Lambert, Hendricks & Ross qui fit tant et si bien les beaux jours des années 50 à 70) nous offre ici ses propres compositions qui sont toutes de belles réussites, toutes émouvantes, entrainantes ou drôles.
La chanteuse est entourée du pianiste Arnaud Mattei, du saxophoniste Olivier Temime, du bassiste Bruno Rousselet et du batteur Philippe Soirat.
Et, tout cela – la voix de Michele, le quartet qui l’accompagne, le feu qui habite cette musique – éclate d’enthousiasme et nous offre ainsi un magnifique moment de musique.

« Born Now » par Hussam Aliwat
Voici un disque fantastique. Dans tous les sens du terme ! Il y a dans ce « Born Now » Goya music productions / l’autre distribution), premier enregistrement du joueur de oud Hussam Aliwat des images de fantasmagories, d’imagination ultimes, de découvertes inespérées, des flots qui emportent ou qui apaisent. Souvent au même instant.
Dire qu’il s’agit là de jazz serait sans doute abusif. Mais qu’est-ce que le jazz ? Question sans réponse. Au point que certains de ses plus remarquables créateurs on refusé le terme… Alors…
En tout cas il s’agit ici d’une magnifique musique. Qui vous pénètre à chaque seconde, chaque mesure, chaque note, chaque silence. Peut-être. Elle est celle du oud mais aussi celle de deux violoncelles – ceux de Sary Khalifé et Raphaël Jouan – et d’une batterie, celle de Nicolas Goussot. Et enfin, celle de deux pianos : celui de Ayad Khalifé en introduction et celui de Hussam Aliwat pour conclure.
« Born Now » est une musique de partage, de mélanges, à partager, à écouter et à ressentir sans retenue : elle franchit les barrières car, avec elle, il n’y en a pas. Et surtout entre elle et ceux qui ont la chance de la découvrir, à qui elle est offerte, à qui elle se donne tout entière.
« The Nearness Of You » par Marie Carrié
Marie Carrié, pour ceux qui ne la connaîtraient pas encore, offrira une très belle surprise. La chanteuse d’origine antillaise, avec ce premier enregistrement, accompli une sorte d’exploit, presque un « coup de maître ». Elle nous propose une musique souvent intimiste, touchante, et qui parfois aussi entraîne l’auditeur vers des climats chaleureux. L’interprétation de « Don’t Blame Me » est ainsi un modèle de sensibilité.
La chanteuse est accompagnée d’Alex Golino (ts), Yann Penichou (g), Nicholas Thomas (vib), Fabien Marcoz (b) et Mourad Benhamou (dm).
« The Nearness Of You » (Black & Blue) est très beau moment de jazz. Tout simplement !

« Dichotomie’s » par Daniel Zimmermann
Le trombone n’est pas l’instrument le plus facile pour un leader. Mais voilà, tout au long de « Dichotomie’s » (Label Bleu / l’autre distribution) Daniel Zimmermann a fait le pari de l’audace, du courage, de l’invention, du saut au-dessus du précipice, par delà le feu ! Et c’est, là aussi, une très belle réussite.
Daniel Zimmermann est le compositeur, inventeur, improvisateur des neuf plages de cet enregistrement. Elles sont souvent stupéfiantes, elles sont parfois au-delà de ce que l’on attend et c’est ainsi, précisément, que l’on est à chaque fois emporté, séduit – peut-être parce qu’il y a ici un art de l’entrain mêlé sans cesse ou presque à celui de l’imaginaire, voire de la provocation, au sens étymologique ou non du terme – et c’est ainsi que l’on trouvera sans doute que « Dichotomie’s » pourrait ne jamais se clore, ne pas se terminer : parce qu’il n’y a pas de conclusion (même si le dernier titre évoque « Le monde d’après », se terminant, selon les mots du tromboniste lui-même par « un solo de saxophone basse sauvage ».
Autour de Daniel Zimmermann on trouve des musiciens de tout premier plan : Benoît Delbecq (p), Rémi Sciutto (bs) et Franck Vaillant (dm).

« Fly Fly » par Céline Bonacina
Il aurait été bon, tant Céline Bonacina est une merveilleuse musicienne, d’écrire sur la même tonalité, à propos de « Fly Fly » ( (Cristal Records / Sony Music). Tel n’est pas le cas et c’est un grand regret.
Il y a une musique ici trop attendue. C’est sans doute plutôt le fait de certaines compositions que des interprètes eux-mêmes ; cela semble en tout cas, aller de soi. Le contrebassiste Chris Jennings et la saxophoniste sont les auteurs des treize plages du disque. La première de celle-ci évoque sans doute le séjour de Céline Bonacina dans l’île de La Réunion sur les pas de l’un de ses illustres prédécesseurs au conservatoire de Saint Denis, un autre saxophoniste, François Jeanneau. Elle y joue, outre de son saxophone baryton, du kayamb, instrument à percussion, qui donne beaucoup de sa « couleur » au maloya, la musique issue de ceux qui furent esclaves de l’île Bourbon, ancien nom de La Réunion. Même là, pourtant, Céline manque son but comme François Jeanneau, il faut bien le dire, avant elle avec un « Jazz Maloya » (Label Bleu) qui n’avait guère les couleurs de l’âme tropicale. Si l’on peut le dire ainsi…
Notons que Pierre Durand (g) et Jean-Luc Di Fraya (perc, voix) complète le quartet. C’est avec impatience, redoublée donc, que l’on attend le prochain disque de Céline Bonacina. Avant de l’applaudir dans l’un de ses concerts où se manifeste chaque fois, son enthousiasme et son ingéniosité…
« Le Jardin » par Julien Dubois
Voici une heureuse surprise. Le quartet du saxophoniste Julien Dubois a entrepris un projet audacieux (au moins sur le plan conceptuel), celui d’explorer le concept, à moins qu’il s’agisse du mythe, du « jardin », qui de l’Eden ou de l’Arcadie, peut devenir « ouvrier », ou expérimentation de la permaculture…
On y trouvera donc « La tectonique des plaques » mais aussi des références à Icare ou à Sisyphe : où l’on se dit que cela est peut-être dangereux de vouloir mêler ainsi de hautes références culturelles à une musique qui n’en demande peut-être pas tant. Mais voilà, encore une fois, ce « Jardin » (Déluge / Absilone et Socadisc), est une belle réussite musicale. Et l’on ne perçoit pas de déséquilibre entre l’intention « conceptuelle » et sa mise en harmonie, ou si l’on préfère, plus simplement, la musique elle-même.
Il y a chez Julien Dubois, compositeur comme interprète, du Steve Coleman – c’est une référence avouée depuis 2016, date de la création de son groupe à Bordeaux – mais aussi des « choses » qui viennent du rock et aussi de toute autre musique qui pourrait être « libre » en tout instant, dont la liberté, en tout cas, ne saurait être mise en cause. Puisqu’elle-même l’imposerait en quelque sorte à ses musiciens et la provoquerait chez celles et ceux qui la partageraient en l’écoutant, en la chantant.
Car dans ce « Jardin » on cultive certainement l’ai pur de la liberté, les parfums surprenants et entremêlés des fleurs de toutes saisons et tous pays, mais aussi on chante. Et c’est Elise Caron qui y est conviée. On y danse assurément. Sylvain Rifflet (ts), à sa manière, nous y invite. Avec Simon Chivallon (Rhodes et synthés), Ouriel Ellert (elec b) et Gaétan Diaz (dm).

« Épris par cœur » par Laurent Damont
C’est un autre très beau moment musical auquel nous convie le pianiste Laurent Damont avec « Épris par cœur » (lb records / Inouïe distribution).
Après avoir « voyagé » du côté de la pop music et même du hip hop, du rap avec Gaël Faye et de bien d’autres univers, le pianiste Laurent Damont a choisi pour son deuxième enregistrement (le premier « Inside » était épris de groove et de funk) de former un quartet à la composition originale. Autour du pianiste et compositeur se trouve le violoncelliste Guillaume Latil, le saxophoniste soprano Maxime Berton (qui joue également de la clarinette basse) et la percussionniste et chanteuse Natascha Rogers.
Toute la musique de Laurent Damont est d’une grande délicatesse, d’une intense beauté et d’un équilibre parfait. Si l’on attend beaucoup, là aussi, d’une réelle ambition, il n’y a aucune raison de ne pas pénétrer dès l’introduction (« Délivrance ») jusqu’à la clôture (« Rêve oublié ») dans cet univers à la fois chaleureux et chatoyant, toujours discret, peut-être trop rarement audacieux à dire vrai, mais si rempli de générosité, car à chaque instant, il rempli ses promesses.

« Romantic Sketches » par Frédéric Perreard
S’il a commencé à étudier le piano et la musique classique à l’âge de quatre ans, Frédéric Perreard a vite choisi le jazz. Ce fut après avoir entendu Ahmad Jamal alors qu’il avait seulement neuf ans.
Mais ce choix n’oublie guère la musique romantique. Non pas parce que le titre de ce disque nous y aurait fait penser ou qu’il conviendrait de le justifier, mais bien parce qu’elle est souvent le fonds, la fondation du projet de ce pianiste de vingt-cinq ans. Et que cela s’entend. Au plus loin en arrière-plan. Et parce que cela, qui ne ressort peut-être pas (mais peut-être aussi) d’une volonté ou d’un choix délibérés, est une belle réussite. Il y a ici, à la fois, les couleurs de l’audace (musicale, bien sûr) et aussi celles des émotions, des passions, des sentiments.
Autour du pianiste et compositeur se trouvent deux fidèles : le batteur Arthur Allard et le contrebassiste Samuel F’Hima. Se joignent à eux pour ce « Romantic Sketches » (Jazz Family / Socadisc) Irving Acao (ts), Hermon Mehari (tp), Baptiste Hrbin (as), Camille Durand (voc), Marie Tournemouly (cello) et Balthazar Naturel (fl, voc).

« True Colors » par David Bressat
Il a raison David Bressat de souligner que la musique est faite de couleurs. Comme un tableau, comme un paysage, comme une abstraction.
Ici se trouve, non pas la seule ressemblance entre ces deux manières de créer, d’inventer, de montrer, de dire, de parler, de s’exprimer, de faire ressentir, de susciter l’émotion, la passion, le désir…, mais plutôt quelque chose comme leur identité, un surgissement non seulement commun mais unique. (Incidemment c’est sans doute la raison qui fait que le langage des mots pour décrire la musique emprunte très souvent à la peinture et celui de la peinture à la musique.)
« True Colors », cinquième enregistrement – cette fois en public – du pianiste David Bressat a cette vertu de dire à la fois les couleurs de la musique mais aussi, si l’on veut bien l’entendre, la vérité de celles-ci. Ce ne sont les couleurs choisies par le compositeur et par son orchestre qui sont vraies alors que d’autres ne le seraient pas. C’est que la vérité est la couleur elle-même et que la musique vit ainsi : par les vibrations essentielles qu’elle transmet et dont, en même temps, elle se nourrit.
« True Colors » (Obstinato / Inouïe Distribution) est fait d’une musique variée, chatoyante, qui nous offre mille entrées, mille parcours, mille paysages. David Bressat s’y révèle une nouvelle fois un délicat instrumentiste, un compositeur – on l’a dit – très inspiré et aussi le leader d’un groupe tout à fait convaincant. « True Colors », c’est avec Charles Clayette (dm), Florent Nisse (b), Eric Prost (ts) et Aurélien Joly (tp, bugle).

« Le piano oriental » et « Le Tsapis volant » par Stéphane Tsapis
Il n’est pas lieu de s’attarder sur ces deux parutions, la première étant en quelque sorte la BO d’une BD (Casterman) et aussi la musique d’un spectacle qui en est issue.
Le pianiste Stéphane Tsapis est bourré de talent. Mais je n’arrive pas (je dois avouer ici mon incompétence à cela) à faire rentrer cette musique dans ces « Notes de jazz ». Il n’y a là aucune prétention et j’aurais peut-être dû être plus imaginatif et découvrir ce qu’il y avait dans ces deux enregistrements, celui-ci et « Le Tsapis volant » (Cristal Records / Sony Music) qui aurait pu retenir l’intérêt de celles et ceux qui sont habitués à cette chronique. On notera bien volontiers que Stéphane Tsapis, dans ce dernier opus, joue du piano mais aussi du piano oriental, du rhodes et du philicorda. Marc Buronfosse est à la contrebasse et Arnaud Biscay à la batterie, Neset Kutas joue les bendir, daf et darbouka. Ils accompagnent six chanteurs ou chanteuses.
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